Baume les Dames
8 septembre 1944, 22 heures.
Au fond d’une cave.
Un moment de répit.
C’est tout ce que c’était. Rien d’autre.
Quelques minutes de calme, le temps pour l’artillerie de recharger les munitions. Un puissant râle vint subitement briser le silence absolu qui régnait dans toute la cave.
— Colette s’étouffe, déclara Joséphine en direction de son mari.
En temps normal, elle se serait précipitée au chevet de sa mère mais elle se tenait recroquevillée contre le mur du fond et se redresser était trop dangereux. Emile lui adressa un regard bienveillant et se dirigea vers la vieille dame. Puis il revînt s’asseoir en chuchotant.
— Ce n’est rien. Une quinte de toux. La poussière certainement.
Je les observai sans rien dire.
Combien de temps s’était écoulé depuis que nos familles s’étaient réfugiées ici ? Un jour ? Peut-être deux. Je jetai un œil en direction de Léon. Je parie qu’il se posait la même question que moi. On pense tous pareil à dix ans ! Nos parents insistaient pour que l’on ferme les yeux, mais les bombardements incessants nous en empêchaient. Ou peut-être était-ce le fait de ne pas savoir ce qui se tramait au dehors.
Les tirs d’artilleries reprirent de plus belle.
Je me demandai d’où ils venaient.
Chaque impact faisait trembler légèrement les murs en briques de la cave, soulevant un mélange de terre et de poussière qui tournoyait dans les airs avant de retomber sur le sol. Nous respirions cet air toxique depuis trop longtemps. Mais selon mon père, nous étions en sécurité, en attendant la libération de la ville qui était inéluctable.
— Gardez espoir les enfants, nous avait-il murmuré alors que nous nous installions sur les cailloux qui recouvraient le sol. Les boches finiront par lâcher prise. Ils combattent sur tous les fronts à présent.
L’espoir.
C’était bien le mot qui résumait notre état d’esprit. Un espoir fou de sortir de cette guerre qui nous dépassait et voir enfin la vie reprendre son cours. Mais le pourrait-elle seulement ? La ville devait être un champ de ruines, tant le fracas résonnait à l’extérieur.
— Ça chauffe dehors mon Pierrot, chuchota André en s’installant à mes côtés.
Il avait délaissé Louise, allongée derrière un imposant tonneau, le dos collé au mur. Devant mon regard perplexe, il ajouta :
— Elle dort. J’sais pas comment elle fait pour être honnête. Ça pétarade trop pour que j’ferme un œil moi !
Je lâchai un rire nerveux.
— Dis Dédé, tu crois qu’ce sera bientôt fini ?
L’ainé de la bande se redressa avant de faire signe à Léon qui nous rejoignit discrètement.
— Il parait qu’il n’y a plus un boche dans Baume. Ils ont foutu le camp depuis des heures déjà.
Léon le fusilla du regard.
— Ah ouais ? Et tu tiens ça de qui ?
André leva les yeux en direction du plafond vouté.
— De Louise, soupira-t-il. Son père est sorti chercher quelques provisions cet après-midi. Juste de quoi casser la graine ce soir. Il paraît que la ville n’est plus qu’un champ de ruines. Du centre jusqu’au village de Cour, l’artillerie a tout détruit. Enfin presque tout. Mais le plus important, c’est qu’il n’a pas croisé un seul soldat boche !
Un frisson me traversa.
— Et alors ? Ça veut rien dire, tu le sais bien. Ils se retranchent, et ils attendent que les Américains déboulent. Ils les accueilleront avec leurs mitrailleuses, comme il y a quatre jours…
Quatre jours.
Quatre longues journées interminables qui nous avaient vu passer par toutes les émotions. La joie avait d’abord envahi toutes les maisons, quand les premiers soldats étaient arrivés pour libérer la ville. Des Algériens, des Tunisiens et des F.F.I je crois… Et il faut dire qu’ils avaient réussi leur mission. Les drapeaux français avaient recouvert toutes les fenêtres et la rumeur disait que les Allemands avaient pris la fuite.
Tu parles…
La contre-attaque avait eu lieu l’après-midi même. Et les boches n’avaient pas digéré l’affront. Le bruit courrait qu’ils faisaient la chasse aux FFI et n’hésitaient pas à se servir d’otages qu’ils fusillaient sans la moindre hésitation. Ils ne prenaient même plus la peine de dissimuler les atrocités qu’ils commettaient. Pour me rassurer, mon père m’avait expliqué que c’était le signe d’une retraite imminente.
— Quand on se débat tant, c’est qu’on meurt, m’avait-il murmuré.
Je fixai André avec intensité.
Et s’il avait raison ?
Si les boches avaient abandonné Baume ?
— Je ne vois qu’un moyen de l’savoir, sourit-il discrètement. Faut aller voir.
Léon le dévisagea.
— T’es pas un peu fou, dis ? Sors-toi cette idée de la caboche tout de suite ! On va faire ce que nos parents nous disent ! Patienter jusqu’à la libération de la ville et c’est tout. Maintenant il faut dormir, ça passera plus vite.
— Il a raison, déclara son père avec autorité.
Alphonse n’avait visiblement entendu que les paroles de son fils. Sinon, André aurait passé un sacré quart d’heure.
— Si les Baumois n’avaient fait que patienter, il y a belle lurette que les boches auraient gagné, me lança ce dernier en m’adressant un clin d’œil complice.
Puis il se redressa et s’en retourna s’installer à l’abri sous l’escalier qui menait à l’entrée de la maison. En le regardant s’éloigner, la démarche assurée, je compris pourquoi Louise en était amoureuse. Les bras croisés, je posai ma tête contre une poutre de bois et fermai les yeux. Je m’endormis instantanément, épuisé par ces quatre derniers jours, vitrine parfaite des quatre années de cette fichue guerre.
Baume les Dames, libre… Un rêve à portée de main…
J’ouvris brusquement les yeux, réveillé par un silence inhabituel.
Dans l’obscurité, je repérai rapidement Léon, blotti dans les bras de sa mère, et Louise, recroquevillée contre le mur mais réveillée. Gaston, son père, vint lui apporter une bougie dont la faible lueur me permit de distinguer son visage apeuré. Alphonse ronflait discrètement, non loin de Colette qui respirait de plus en plus mal. Mes parents se tenaient à ses côtés, tandis que Madeleine semblait profiter de ces quelques moments de calme pour dormir. C’est elle qui avait recueilli André après le décès de ses parents. Depuis, sa tante était devenue la personne qui comptait le plus à ses yeux. Sa tante et la Liberté, dont il nous parlait inlassablement depuis des mois. S’il avait été plus âgé, nul doute qu’il se serait engagé dans la Résistance. Je jetai un œil sous l’escalier mais ne distinguai aucune ombre. Péniblement, je me redressai et m’approchai de la cachette de mon ami. Sans faire de bruit, je m’installai sur le sol caillouteux et balayai la cave du regard.
Aucune trace de lui.
C’est alors qu’un léger courant d’air me caressa la nuque. Je levai la tête mais ne put que constater l’évidence. La trappe était entrouverte.
André était sorti.
— Si les Baumois n’avaient fait que patienter, il y a belle lurette que les boches auraient gagné…
Bon sang, mais quelle mouche l’avait piqué ? Mon regard passa alors de Madeleine à mon père, en passant par Léon et Alphonse. Puis il s’immobilisa sur Louise. Moi aussi, j’en étais amoureux. Et que penserait-elle si elle apprenait que j’étais au courant du départ d’André sans avoir levé le petit doigt ? N’écoutant que mon courage, je contournai le plus gros tonneau et m’élançai à quatre pattes dans l’escalier. Il ne grinça qu’à la dernière marche, ce qui me poussa à ouvrir la trappe avec vigueur avant de me ruer dans le couloir qui menait à la porte d’entrée.
— J’arrive, Dédé, murmurai-je à l’instant où je me retrouvai dehors.
Quelle heure était-il ? Je l’ignorais complètement. La lune était haute dans le ciel et un léger vent souleva ma tignasse brune alors que je m’engageai en direction du Centre-ville. Je parcourus la route de Rougemont au pas de course et dans un silence absolu avant de descendre la rue des Terreaux. Un brouillard épais semblait sortir du sol mais je réalisai qu’il provenait des maisons et des bâtiments en ruine.
Ils n’ont pas fait semblant, ça c’est sûr.
Les gravats jonchant le trajet m’empêchèrent d’emprunter le chemin habituel. Du reste, certaines bâtisses semblaient sur le point de s’écrouler à tout moment, et je devais être prudent. Je m’engageai dans la rue des Lombards quand une voix m’interpella soudain :
— Hé !
Mon cœur se mit à battre la chamade quand une ombre fondit sur moi, en plaquant une main sur ma bouche.
— Mais c’est mon Pierrot ! Alors, on ne tenait plus en place dans la cave ?
André m’enlaça avec force.
— J’suis venu te chercher oui, lui lançai-je avec une pointe de reproche. Viens Dédé, on rentre !
— Regarde, murmura ce dernier. T’as déjà vu ça, toi ?
Il s’écarta et me désigna la rue qui menait à la place de la République, en face de la mairie.
— Non, balbutiai-je, les yeux remplis de larmes.
Peu de bâtiments étaient intacts. Détruits pour la plupart, les autres étaient fortement endommagés. Il manquait un toit ici, un pan de mur là. Le silence était parfois brisé par les briques qui se fracassaient sur le sol. La place de la loi, autrefois si belle, ressemblait à un amas de ruines.
— Viens, on va aller voir plus loin.
— T’es sûr ? Je crois que je…
Mes jambes se mirent à trembler.
— Là ! criai-je.
Un peu plus haut, une silhouette arrivait en courant. Bientôt suivie par une deuxième, qui semblait brandir une arme. Et puis ce fut tout un groupe qui se mit à avancer vers nous en hurlant.
— Barrons-nous, murmurai-je en tremblant.
— Trop tard, affirma André.
Je fermai les yeux, redoutant la violence et la barbarie des Allemands mais c’est une autre phrase qui me fit les rouvrir.
— C’est fini ! Baume les Dames est libre !
Une petite foule nous dépassa, chantant la Marseillaise en guise de victoire devant nos yeux ébahis.
C’était fini…
— Bon sang Pierrot, on est libres ! chanta soudain André en me prenant dans ses bras. Viens, on va faire quelque chose !
Il se rua en direction de la place de l’Abbaye, en se frayant un chemin parmi les décombres avant de s’immobiliser devant une pierre imposante.
— T’as perdu la tête, hoquetai-je à la recherche de mon souffle, tandis que mon ami ramassa un caillou d’un blanc parfait.
— Il faut conserver cet instant mon vieux, me lança-t-il. Les maisons seront reconstruites, et le temps passera. Un jour viendra le moment où les gens oublieront. Alors peut-être qu’ils trouveront notre message. Viens, on va l’écrire ensemble.
Puis il traça quelques lettres sur la pierre avant de reculer, l’air satisfait. Je m’approchai pour mieux lire l’inscription qui trônait au centre de la roche :
La liberté est comme une fleur…
— Vas-y, à toi.
Il avait raison. La libération n’était qu’une étape. Il allait falloir rebâtir. Tout reconstruire, en mieux. Nous étions la génération de l’espoir, celle qui serait à l’origine du message qu’il faudrait transmettre, de générations en générations… Je m’approchai alors de la pierre et gravai en tremblant :
Car de la vie, elle est le cœur…
— Un vrai poète, Pierrot me lança mon ami.
— Tu crois vraiment que les gens se souviendront ?
André souleva son béret et s’épongea le front.
— Il faudra. Et ce message, comme beaucoup d’autres, le permettront. Beaucoup se sont battus et sont morts.
Même ici, dans cette petite ville… Et c’est à nous de faire vivre leur souvenir.
Puis nous cavalâmes jusqu’à la cave où nos familles étaient réfugiées, pour leur annoncer la nouvelle que tout le monde espérait.
Il était trois heures du matin, ce 9 septembre 1944.
Et Baume les Dames était libre…
A nous aujourd’hui de faire vivre ce souvenir.
Cette histoire en fait partie.
Paul Bruard
Auteur jeunesse Baumois
4 septembre 2024

Ce texte et ces images sont extraits du Livret d’Histoires & de Mémoires 1944 – 2024 édité pour les 80 ans de la libération de Baume les Dames. Vous pouvez en retrouver une copie imprimée à la Médiathèque Jean Grosjean ou bien une copie numérique en suivant le lien ci-dessous